Deux regards sur le portrait

par Elodie Aliadière

Le thème du portrait est extrêmement large par la complexité du genre et de son étendue dans l'histoire de l'art. L'étude suivante sera restreinte à deux regards opposés sur le portrait qui permettront de poser quelques problématiques : Le portrait du cardinal Fernando Nino de Guerava par le Greco, et le portrait du pape Innocent X par Vélasquez.

A première vue, ces deux tableaux ont de nombreuses ressemblances.
Ils sont quasiment peints dans la même période et l'on y retrouve de nombreux éléments communs : portraits de personnalités de l'Église, habit rouge, fauteuil.
Pourtant, grâce à la composition, aux couleurs et à la touche picturale, l'impact n'est absolument pas le même pour chacun des deux.

A travers ces deux tableaux, le Greco, puis Vélasquez, à un demi siècle d'intervalle, abordent le thème du portrait sous un angle très divergeant et chacun possède un caractère pictural personnel.

L'attitude des deux peintres face au portrait est opposée. Chacun a son propre comportement pictural. Le Greco a une peinture plutôt mystique, dans laquelle se retrouve souvent l'idée de lutte entre le bien et le mal. Les tableaux de Vélasquez ont un caractère plus social. Il utilise des codes qui font référence à des conventions sociales.

 

LE CONTEXTE HISTORIQUE

Le Greco et Vélasquez occupent une part importante dans la peinture de leur époque. Vélasquez est espagnol ; le Greco a peint une longue période de sa vie pour l'Espagne. Le tableau ici étudié à été fait pour ce pays.

En Espagne, le XVIIeme siècle est appelé le siècle d'or. Il s'agit d'une période de décadence politique, cependant la peinture connaît un essor florissant, ainsi qu'un passage important pour la littérature.
Vélasquez participe à cette évolution. Le Greco, bien qu'étant très proche du maniérisme du XVIeme siècle, peut être inclus dans cette période.

Au XVIIeme siècle, l'élite culturelle et les artistes sont friands de discussions théoriques : ils s'ouvrent ainsi à la possibilité de nouvelles approches de l'art. Le siècle offre une importante diversité dans les styles et les genres. De nouveaux genres se développent, comme la nature morte, l'objet familier étant désormais digne d'intérêt.

Après la redécouverte des antiques et l'engouement qu'ils ont suscités , une question se pose désormais : comment sortir de l'emprise des anciens qui ont inspiré la peinture de la renaissance et du maniérisme, ce dernier étant qualifié par les critiques du XVIIeme siècle d'imitation superficielle.

Le baroque naît alors en réaction à la peinture antérieure et n'utilise plus les canons de construction antique. Dans ce mouvement apparaît aussi le naturalisme, inspiré de Caravage, qui rejette l'idée d'une beauté idéale et qui veut peindre la réalité telle qu'il la voit.

ETUDE DES TABLEAUX

Le Greco - Portrait du cardinal Fernando Nino de Guevara

Huile sur toile
vers 1600
171 cm x 108 cm
collection privée


 

Un compromis séducteur

Le tableau, commandé par la cour d'Espagne, nous montre le personnage de pied en tête, assis sur un fauteuil en bois et velours rouge. Toujours désireux de se faire admettre par la cour, on voit ici une peinture pleine de compromis : l'expression chère au peintre est atténuée en faveur d'un style plus séducteur.

Portant la composition révèle plusieurs caractères typiques de la peinture du Greco dans la représentation du cardinal en tant que personnage par rapport à l'espace qui l'entoure, dans l'utilisation de la lumière et de la couleur, dans la touche et enfin dans la dualité dans la composition.


LE PERSONNAGE

Le cardinal fut grand inquisiteur en 1600, puis archevêque de Séville en1601. Le Greco peint le statut social du personnage avec le code de la robe et de la coiffe rouge, ainsi que la bulle posée à terre. La richesse est marquée par les tissus de dentelle blanche, les bagues à chaque main, les lunettes qui soulignent un milieu intellectuel. Le niveau social est suggéré par le velours du fauteuil et par le mur doré. Mais le châssis en bois du fauteuil et l'armoire dans le fond donne un caractère sobre et humble qui présente un aspect plus commun à l'observateur. L'homme paraît ainsi plus proche de nous.

Le cardinal est assis. Mais le drapé du vêtement ne sculpte pas particulièrement la position du corps ; aussi la masse de tissus à l'air de flotter et donne une impression d'instabilité, de rigidité, de raideur et de distance.
Le Greco semble s'attacher davantage à la psychologie du personnage qu'à son portrait purement descriptif. Du cardinal, on ne voit que la peau du visage et celle des mains. A côté de cet effacement du corps, de la disparition du charnel et du sensuel dans la masse de tissus, on voit l'importance de la tête, donc de l'esprit.

L'impression d'instabilité est encore renforcée par la position du personnage dans le tableau. La tête est au milieu de la composition. Le corps, lui est à gauche et contribue au déséquilibre.

Le visage est presque de la même teinte que le mur, jaunie et un peu blême, ce qui donne une sensation de malaise.
L'expression du personnage est anxieuse. La position de la main gauche, crispée sur l'accoudoir marque cette angoisse.
 

LA LUMIERE, LA COULEUR, LA TOUCHE

Bien que n'ayant que des couleurs chaudes, le tableau dégage une atmosphère presque froide. Ceci est du à la couleur du mur doré, qui tire légèrement vers le vert. N'étant pas une couleur franchement froide, elle a une teinte ambigüe. Très lumineuse, cette surface contraste avec le reste du tableau où ne sont employés que des tons chauds.
On voit dans ce tableau la grande importance des valeurs claires-obscures. Le tableau se découpe en plusieurs zones d'ombres et de lumières qui créent des contrastes entre elles. La partie gauche est traitée en contraste de valeurs : le personnage clair se détache sur le fond sombre. La partie droite est traitée en contraste de teinte : le personnage rouge se détache sur fond jaune.

La touche picturale est très présente. Le Greco ne cherche pas à effacer la marque du passage du pinceau. Par endroit, on voit la trace laissée par les poils, le mouvement, la vitesse du geste qui le guide.
Les passages de blanc qui forment la lumière sur la robe rouge, les ombres dans la dentelle blanche du vêtement, ainsi que le contraste des lunettes, du regard et de la barbe avec la peau du visage, sont traités de façon brute, grâce à cette touche picturale pure qui ne cache rien.

Le traitement de la lumière sur l'armoire, le sol et le mur a un côté réaliste. En revanche le traitement de l'habit du cardinal est tout autre. La robe est loin de rappeler le volume corporel, ou la souplesse d'un drapé qui suit la courbe des membres. Cela insiste sur l'inéxistence de ce corps caché. Le tissus a un aspect rigide, anguleux, avec un côté presque minéral qui donne une certaine froideur malgré l'emploi des coloris chauds de l'étoffe.
 

LA DUALITE

Le tableau est construit selon un rythme binaire. On y trouve constamment une chose puis son contraire. L'opposition, comme celle du bien et du mal est très chère au Greco.
On peut voir une première opposition entre la simplicité et la richesse, avec l'armoire (austère, droite, faite d'un matériau sobre) et le mur (qui semble fait d'or). La décoration est chargée, pleine d'arabesques et de motifs complexes.

Une autre opposition se trouve dans le jeu du carrelage. Le damier confronte le noir et le blanc, le rond et le carré, le courbe et l'anguleux, la forme et la contre-forme. Le Greco relance le jeu en peignant la bulle du cardinal sur le sol : le papier blanc se détache carré sur le rond noir. En faisant ressortir le papier, le peintre construit sa composition en losange, grâce aux quatre points lumineux que forment la tête, les deux mains et le papier.

Le jeu de lumière est repris entre la gauche et la droite. La partie droite étant dans la lumière alors que la gauche est l'ombre. La partie droite pourrait représenter le bien, avec le mur d'or, symbole de pureté ou de sagesse par rapport au mythe de la caverne, en opposition avec le côté sombre, caverneux du tableau.

Le personnage est placé entre ces deux possibilités. Il tourne la tête vers l'obscurité mais regarde vers la lumière ; comme une hésitation, une oscillation, tiraillé entre ces deux possibles. Cette opposition entre la droite et la gauche, le bien et le mal, est accentuée avec les mains. La main droite du cardinal, la main pure, est posée paisible et détendue le long de l'accoudoir. La main gauche, impure, est crispée. La dualité morale entre le bien et le mal est très marquée, le côté psychologique est primordial.

La position du peintre par rapport à ce thème est montrée par l'importance de la tête du cardinal. Le visage est placé parfaitement au milieu du tableau, alors que le corps est plutôt mis sur le côté. Elle est comme portée en ascension par les deux triangles montant que forme la robe (impression renforcée par le triangle de dentelle blanche).

Bien qu'il soit un portrait de commande, le tableau reste mystique. La part de spirituel l'emporte sur la représentation d'un simple physique.

ETUDE DES TABLEAUX

Diego Vélasquez - Portrait du pape Innocent X

Huile sur toile
1650
140 cm x 120 cm
Rome - Galerie Doria-Pamphilj

 

Un portrait trop vrai

Ce portrait réalisé lors d' un voyage à Rome fut qualifié de trop vrai par le modèle lui même. Peint à la manière des vénitiens en signe d'éloge, il eut un succès retentissant dans toute l'Italie.

Tout comme le cardinal du greco, le pape de Vélasquez est présenté dans son fauteuil, assis, et tant sa position spatiale que les couleurs du tableau semblent exalter la puissance de son rang social.

 

LE PERSONNAGE

Innocent X a 75 ans, c'est un vieillard tout puissant. Il n'est pas représenté de pied en tête mais semble cependant à distance de celui qu'il regarde.
Ancré à son fauteuil, digne dans sa position de pape, la main droite est nonchalante et la gauche tien sa bulle, sur laquelle la signature de Vélasquez et la date de réalisation apparaissent.

Comme dans le tableau du Greco, l'habit ne dévoile que le visage et les mains mais le personnage parait moins perdu dans cet amas de tissus qui le pare. L'habit suit le mouvement du corps, et les bras émergeant de l'étoffe rouge semblent libres. Il y a même une cohérence entre la teinte de la peau et celle du tissu. Le reflet de celui-ci sur le visage le mêle à l'atmosphère générale, contrairement au tableau du Greco, où le teint blafard du personnage contraste avec le rouge de la robe.
La tête est légèrement penchée en avant, comme pour mettre l'accent sur ce regard pénétrant et scrutateur. Malgré son âge, les traits d'Innocent X sont restés fermes. Le regard soutenu du pape nous invite à pénétrer dans le tableau, impression renforcée par le modelé du visage extrêmement réaliste et expressif.

Le statut social est marqué par la dominante rouge qui évoque la puissance, le luxe et le bien être. Le fauteuil imposant qui relève plus du trône, la beauté de l'étoffe de satin et la souplesse de l'aube pontificale insistent sur l'aisance et le confort. On a ici une impression de chaleur contrairement au Greco qui nous montre un espace défini par un plan sol et un plan mur. Chez Vélasquez l'espace environnant n'est suggéré que par une légère ombre sur le tissus du fond, et par une différence de teinte. Le tissu englobe le tableau et lui donne une unité chaleureuse.
Le dossier du fauteuil plein de dorures encadre réellement le pape qui semble protégé. Il parait baigné dans ce cadre de richesse parfaitement adapté à sa fonction sociale.
 

LUMIERE, COULEUR, COMPOSITION

Chez le Greco, nous avons vu un jeu de lumière fort en contrastes. Ici, au contraire, l'atmosphère colorée est très nuancée. seule la dentelle blanche rompt avec l' unité environnante. Cette masse se découpe comme une trouée dans le tableau. Malgré l'atmosphère close, la circulation des blancs dans la peinture offre des ouvertures. L'aube pontificale, se continuant en hors champ donne une grande respiration au tableau. Les deux manches blanches tournées vers la droite indiquent une direction prolongée par le papier horizontal, qui pourrait nous inviter à sortir du tableau (contrairement au regard qui nous y fait entrer).

La touche de Vélasquez est fluide. Elle permet au peintre de donner une expression réaliste au modèle. La couleur et la lumière sont extrêmement nuancées. La toile du fond, le fauteuil et l'habit fusionnent. Les transitions se font par passages délicats. Par endroits, on ne distingue même plus le fond de la forme. Vélasquez utilise une gamme de rouges très nuancés.

Pour le fond, un rouge orangé sombre, tirant sur le vermillon, nuancé d'ombres douces modèlent le drapé. Un rouge plus carmin pour le vêtement. La qualité de ce rouge flamboyant et le grand réalisme du satin donnent un aspect séduisant. Suivant bien la posture du corps, le drapé a presque une sensualité charnelle. Avec le traitement du tissus blanc, le contraste des matières est finement rendu. L'impression est à la légèreté.

Le sensuel prend une part importante. A côté de la douceur et de la volupté des étoffes s'oppose la rigidité rectangulaire du fauteuil ; rigidité qui accentue le côté important et grave de l'expression du pape.
 

CONCLUSION DES ETUDES

A travers ces deux tableaux, nous avons pu voir deux approches opposées du thème du portrait. Pourtant, le but premier semble être le même : représenter le caractère du modèle dans son rôle social. Mais chacun des deux peintres à sa propre optique et son propre enjeu.

Chacun évoque ce qu'il perçoit par un jeu de formes, de couleurs, de composition ou encore de symboles, et porte l'imagination de l'observateur au delà du simple aspect physique du modèle.

Le Greco, privilégiant l'étude psychologique liée à l'interprétation mystique, utilise une expression pleine de contrastes, avec une étonnante exploitation de la couleur et de la lumière. Le thème primordial de cette peinture étant la dualité pour l'esprit.

Vélasquez, à force d'observation ardue et judicieuse ainsi que d'analyse nous présente un portrait au caractère social très marqué, exaltant la puissance du pape et évoquant son caractère naturel en accord avec sa fonction sociale. Tous deux confrontés au problème de l'imitation et de la représentation du caractère, ils offrent chacun une démarche qui leur est spécifique au sein d'un problème esthétique extrêmement large et nous indique que déjà au XVIIeme siècle, il n'y a pas qu'une possibilité de sentir et de retranscrire.

Vélasquez tente de reproduire fidèlement le pape innocent X, comme s'il s'agissait d'un miroir. Il garde ses distances par rapport au sujet. Il peint en fonction d'une demande spécifique qui est celle de la cour. C'est une des raisons pour lesquelles il cherche une grande objectivité.

Le Greco au contraire, s'attache à présenter une impression plus qu'un simple individu. Il s'identifie au modèle, utilise le portrait pour faire passer ses propres messages. Il peint avant tout pour lui, même s'il essaie toujours de se faire accepter du public.

Ces deux points de vue sur le portrait montrent des attitudes clef que l' on retrouve chez de nombreux artistes tout au long de l'histoire de l'art.

Mais le portrait n'est pas que cela. Car non seulement il pose la question de l'art, de la représentation, du beau ; mais nous avons aussi un individu complexe qui en peint un autre.
 

 

Le Greco
Le Greco naît en Crète en 1541. Il s'enferme sur le plan artistique dans une spiritualité riche et profonde. Ceci lui donne une vision très personnelle marquée par un refus du naturalisme de la Renaissance. Son point de vue pictural est hautement spirituel.

A 25 ans, il travaille à Venise dans l'atelier de Titien. L'enseignement de celui-ci reste fondamental à la formation du caractère du peintre. Influencé par le Tintoret il y trouve l'intuition du clair-obscur, la tendance à la dématérialisation, la sensibilité aux valeurs de lumière, fragile frontière entre la matière et l'esprit, entre la réalité et l'apparence.

Rejeté de la cour d'Italie, il s'établit en Espagne à Tolède, où il restera jusqu'à sa mort en 1614. Il traite des sujets divers, comme le paysage, la scène mystique, le portrait.

Le Greco est le représentant d'un maniérisme qui privilégie la mise en scène, le dramatique. Empreint d'une culture byzantine, il s'éloigne du réalisme pour toucher au mystique.
L'égalité des teins étant de vigueur chez les maniériste espagnols, le Greco, qui tient à ses coloris aigres et blafards reste toujours mal accepté.
La majeur partie de son oeuvre est composée de sujets religieux.


Diego Vélasquez
Vélasquez naît en 1599 à Séville. Il étudie dans l'atelier de Pacheco, celui-ci ayant été l'élève du Greco. Il y apprend les principes maniéristes, mais rapidement sa vision se fait plus personnelle.
En 1623, il obtient l'autorisation de faire le portrait du nouveau roi Philippe IV. C'est le début de sa carrière de peintre de cour, qu'il terminera en tant que chevalier de l'ordre de Santiago.

Vélasquez, contrairement au Greco, n' à aucun mal à se faire accepter. Outre la fonction de peintre de cour, il s'occupe des collections royales.
En 1649 il se rend à Rome où il peindra les portraits des membres du nouveau régime, dont celui du pape Innocent X.

La peinture de Vélasquez est entièrement tournée vers le naturalisme. Il dessine d'après modèle. Seule la réalité l'intéresse. De peur d'être dupe d'une quelconque fausse poésie, il renchérit souvent sur le terre à terre. Sa peinture sans préjugés témoigne d'un rapport au modèle assez impartial. Il ne néglige aucun détail, aucun objet, si anodin soit-il. Sa touche, qui rend le tableau agréable de près comme de loin, lui vaudra au XIXeme siècle l'éloge des impressionnistes qui y verront à leur tour un moyen d'approcher la réalité sous un nouvel aspect.